Homophobes en toutes lettres
Le mariage gay célébré le 5 juin à Bègles a déclenché un tombereau d'injures et d'obscénités contre Noël Mamère. Souvent anonymes, d'une rare violence, les 2 000 lettres reçues par le maire rappellent qu'en 2004 la haine et la peur des homos sont toujours présentes.
Par Blandine GROSJEAN
mardi 22 juin 2004 (Liberation - 06:00)
Il se présente, chef d'entreprise, «je suis homophobe à 150 %». Parmi ses employés, «il n'y aura jamais de pédé». Le rejet est primaire, viscéral, «je rêve de lâcher mes deux rottweilers pour vous arracher la langue et les couilles et les donner à bouffer à vos deux pédés». Noël Mamère a reçu près de 2 000 lettres. Le mariage de Bègles qui a uni deux hommes le 5 juin a déclenché une éruption sauvage d'homophobie, un tombereau d'injures, de menaces, d'obscénités. Souvent anonymes, parfois signées, frustes ou châtiées, ces lettres rappellent qu'en 2004 le rejet de l'homosexualité n'endosse pas forcément les habits du droit, de la psychanalyse ou de l'anthropologie. «Je pensais être écologiste, mais s'il faut s'enculer pour être VERT, je préfère une autre couleur.» L'orthographe quelquefois est hésitante, les lettres ont la violence des missives rédigées sous le coup d'une colère irrépressible : «Tu sera jamais un Jospin ou un Sarkozy, eux ont le cu (sic) propre. T'as pas mal à la langue de leur sucer leurs bites [tous les gros mots sont soulignés].» Des auteurs affichent leurs titres de gloire et pratiquent la grossièreté sans en avoir l'air : docteur O. W., radiologue, Saint-Cloud, «Israélite, ancien résistant, croix de guerre 39-45» : «Monsieur le maire (si j'ose dire) : je ne vous botterai pas les fesses, de peur de me salir les pieds. Mais plutôt que de pleurer comme un veau devant les caméras (après les sordides baisers patins de vos acolytes), vous feriez mieux de vous le faire mettre en public.»
Etait-il nécessaire de publier ces «ressentis personnels», comme on les appelle dans l'entourage de Noël Mamère ? «A ne pas mesurer toute l'horreur que représente l'homosexualité pour certaines personnes, on s'expose à ne pas comprendre l'homophobie dans ce qu'elle a de plus radical», écrit Louis-Georges Tin, qui a coordonné le Dictionnaire de l'homophobie (1). On ne combat que ce que l'on comprend. Le discours homophobe moderne, civilisé, souligne encore Tin, conserve ses affinités historiques et structurales avec cette phobie archaïque, séculaire. On voit dans ces lettres que l'insupportable touche aux relations sexuelles entre hommes, épouvante pour ces auteurs très majoritairement masculins. Le mariage béglais les contraint à nommer l'innommable. «J'ai appris que vous vous apprêtez à effectuer un "mariage" de deux enculés (...), écrit un docteur, qui se dit membre du Groupement des écrivains médecins. Un enculé, c'est un individu qui fourre sa bite dans le trou du cul des autres.» Après des menaces de mort, un autre conclut : «J'ai un fils, je ne voudrais pas qu'il tombe si bas.»
Tutoiement, refoulement, haine de soi
L'union de deux femmes n'aurait sans doute pas déclenché la même violence. Guillaume Huyez, sociologue, qui a consacré un article du Dictionnaire à la «gaiphobie» en est convaincu : «Dans le dispositif hétérosexiste où s'exerce la domination masculine, les relations entre femmes semblent souvent impensables, peu dangereuses pour l'homme, voire tout à fait excitantes. En revanche, les relations entre hommes apparaissent comme le péril des périls, une menace directe pour l'ordre de la masculinité et donc pour l'ordre public, naturel ou divin.» Des centaines de lettres tournent autour de cette obsession-fantasme de la sodomie : «J'ai appris que vous allez procéder SOLENNELLEMENT à une cérémonie de mariage homéopathique devant nous préserver du désir DES TROUS surtout les plus sales par temps de DIARRHEE. Après les insatisfaits iront en Thaïlande trouver des petits trous et de plus en plus de petits trous et bonjour le SIDA» ; «Sale pédé, tu vas marier deux enculés car imagine-toi la scène quand ils "baisent", leurs grosses queues pleines de merde. Alors je prépare pour toi un gros godemiché en fil de fer barbelé.» Beaucoup assurent que tout le monde, ou presque, «70 % des Français», tempère un monsieur, pensent comme eux.
Aujourd'hui, l'homophobie ne relève plus de l'évidence, mais d'une opinion, qui sera bientôt réprimée pénalement (2). Elle correspond toujours à une véritable «panique sexuelle», la sex panic invoquée parfois avec succès devant les tribunaux américains comme circonstance atténuante lors d'agressions homophobes. Au cours du débat public, les opposants à l'union homosexuelle ont reproché à Noël Mamère de détourner l'«institution» du mariage, de bouleverser l'ordre symbolique ou anthropologique, voire naturel. Ceux qui lui écrivent n'en sont pas à ces sophistications intellectuelles. Nulle référence au Pacs. Ni même à la politique, quand ils s'en prennent à l'élu, régulièrement rebaptisé «mamerde», c'est sur le même registre : «En tant que maire d'une commune, je peux vous dire que vous n'êtes pas un homme mais une lopette. Si vous voulez marier des pédés, c'est que vous en êtes vous-même, si vous voulez vous faire ENCULER, vous avez Troscan (Strauss-Khan, ndlr) du PS, mais vous auriez plus de plaisir avec Ségolène Royal.» Tutoiement, refoulement, le domaine de l'injure homophobe s'étend souvent à la haine de soi : «Je t'ai compris à propos du mariage pédé. Tu as besoin de voir partout deux (souligné trois fois, ndlr) hommes ensemble pour bander. C'est parce que tu es pédé sans t'accepter. D'ailleurs je sais pourquoi on est pédé et je ne te le dis pas. Va te faire foutre.»
«Et la zoophilie !»
Dans homophobie, les uns entendent «phobie», écrit le sociologue Eric Fassin : «Il s'agit du rejet, nous sommes dans le registre individuel de la psychologie.» Les autres entendent hétérosexisme : «Il s'agit cette fois de l'inégalité des sexualités, et cela renvoie au registre de l'idéologie.» Les débats sur le Pacs ont montré que les deux se retrouvent souvent mêlés. On retrouve dans ces lettres les amalgames du débat parlementaire. La zoophilie, par exemple «et la zoophilie !», s'était exclamé Jacques Myard, député UMP à l'Assemblée nationale en 1998 alors qu'un député de gauche évoquait les liens homosexuels. Ou la pédophilie : dans son ouvrage le Mariage des homosexuels, Christine Boutin se demandait «où placera-t-on la frontière, pour un enfant adopté, entre l'homosexualité et la pédophilie ?». A la une du journal d'extrême droite Présent, le 16 mars 1999, un dessin montrait un couple d'hommes proposant à un petit garçon de l'accueillir «à draps ouverts». Dans la boîte aux lettres de Mamère, envoyé par un anonyme : «PEDE-PEDERASTE-PEDOPHILIE : voilà la trilogie de vos valeurs. Vous commencez par unir sous le vocable mariage deux êtres pervers et vous continuez en encourageant le prosélytisme de ces perversions pour atteindre les êtres les plus purs que sont les enfants afin qu'ils deviennent ce que ces soi-disant "parents" sont : des pervers.» Les courriers qui évoquent la zoophilie ont tous la particularité d'être bien rédigés, se veulent ironiques, jamais grossiers. Ce sont des gens bien élevés pour qui le mariage de Bègles ne peut pas relever de l'humain : «Pourquoi n'iriez-vous pas, d'une démarche beaucoup plus ambitieuse, vers un inestimable progrès dont les foules toujours en quête d'émotions pourraient vous être infiniment reconnaissantes, en organisant un "mariage" zoophile ?»
Comme lors des manifestations antimariage organisées le 5 juin à Bègles où l'on a entendu le slogan «Les pédés en camp de concentration» , la rhétorique antisémite abonde. «Vous et tous les homosexuels vous ne méritez qu'une chose, le four crématoire salops fumiers.» Une autre : «Toi, le juif qui récupère à des fins électorales tout ce qui passe et surtout l'aval du mariage gay, ne t'étonne pas de la haine qui va s'ensuivre par rapport à ta religion.» Forcément homosexuel, forcément juif, Noël Mamère, à qui certaines personnes bien informées reprochent d'avoir trahi l'enseignement qu'il a reçu chez les jésuites, travaille également pour les musulmans. «Avec un individu de ce genre, nous n'avons pas de quoi être fier d'être français et l'islamisme a de beaux jours devant lui avec de tels comportements.» Signé : Comité contre les pédérastes des Yvelines. On retrouve une autre rhétorique, celle de l'extrême droite, où la dévirilisation de la France irait de pair avec l'apologie du métissage, du Noir ou de l'Arabe, la haine de la famille : «Ce Noël Mamère est le pion avancé d'un complot sournois très bien orchestré qui vise à la destruction de nos sociétés traditionnelles. Encore un effort et les couples homme-femme, déjà qualifiés d'hétérosexuels comme s'il s'agissait d'une maladie, seront culpabilisés d'avoir engendré un enfant, surtout s'il est de race blanche.» Beaucoup de messages sont signés «France du respect», «France d'abord», «pour l'Honneur de la France» ou «France j'ai honte» : «La guerre de 14-18 a été gagnée par des HOMMES et du PINARD. La guerre de 40 a été perdue par des enculés et des fils de pédés de ton espèce. Prends garde à toi, à la première occasion tu prendras une balle dans la nuque.»
«L'impression de vivre comme sous Pétain»
Des messages de soutien, Mamère en a reçu des centaines. Ils n'annulent pas les autres, mais ils restituent un peu d'humanité dans ce débat. Ces courriers-là ne sont pas tous militants, loin de là, beaucoup sont arrivés par voie électronique, peut-être envoyés par des personnes plus jeunes ou plus favorisés socialement que les autres. Mais pas toujours. Il y a parmi ces soutiens des maires de petits villages qui se fendent d'un «cher collègue» et saluent avec de «cordiales amitiés progressistes». Et aussi de vieux messieurs . «J'ai 75 ans, pensionné de guerre, père de trois enfants. Je ne suis pas homo mais je vous approuve. Avec un gouvernement comme nous avons depuis deux ans, nous avons l'impression de vivre comme sous Pétain.» L'écriture est parfois tremblante : «Je suis une petite dame de 83 ans. Je ne suis pas homosexuelle, mais la démocratie, me semble-t-il, monsieur Noël, c'est ne pas condamner et ne pas s'occuper de la vie privée des gens quand ils ne font de mal à personne.» Odette félicite le maire de Bègles et «maternellement» l'embrasse.
(1) Dictionnaire de l'homophobie, Puf, 2003.
(2) Le gouvernement a rendu public,
le 8 juin, un projet de loi réprimant
les propos homophobes et sexistes.
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